Le sang de la Chine – Le Salon
24.Apr.2014
http://lesalon-blog.blogspot.be/2014/04/le-sang-de-la-chine.html
À l’occasion du cinquantième anniversaire de l’ouverture des relations diplomatiques sino-françaises, la République populaire de Chine était l’invitée d’honneur de Art Paris – dont j’ai déjà parlé ici.
Il y avait de très nombreux artistes exposés, il y aurait beaucoup de choses à dire, mais j’ai envie de parler en particulier du travail Dai Guangyu.
Cet artiste, né en 1955 dans la province du Sichuan – au centre ouest de la Chine- est un autodidacte qui fait des performances, des installations, de la photographie, il est aussi un calligraphe talentueux et reconnu par ses pairs.
Black Paper, 2014, installation évolutive, acrylique et encre de Chine sur papier de riz monté sur socle de bois. Capture d’écran site Art Paris |
Au Grand Palais, nous pouvions voir Black Paper, une installation comprenant un texte calligraphié à la peinture acrylique blanche sur une feuille de papier de riz, marouflée sur un socle bois. Sur la feuille calligraphiée se trouve deux bols d’encre de Chine. À l’aplomb de ces bols un système de perfusion relié à des bouteilles en plastique goutte lentement dans les récipients remplis d’encre qui débordent sur la feuille de riz calligraphiée. L’encre se diffusant ainsi révèle au fur et à mesure le texte calligraphié. Vous remarquerez quatre petites « louches » en bambou sur la photographie qui sont des ustensiles traditionnels de la cuisine chinoise et dont l’artiste – où une tierce personne invitée par celui-ci – se sert pour propager l’encre dans les endroits trop éloignés et, ainsi, révéler l’intégralité du texte
Black Paper, 2014, courtesy ifa gallery |
Cette pièce est d’abord intéressante plastiquement, elle semble empreinte de contradictions. D’abord l’opposition entre la précision traditionnellement liée à l’art de la calligraphie qui exige une grande maitrise et beaucoup d’apprentissage et le processus de révélation de la calligraphie qui repose ici sur un principe totalement aléatoire. Ensuite le rapport des couleurs est lui aussi inversé ; dans la calligraphie traditionnelle, les caractères apparaissent en noir sur un fond blanc, ici ce sont les idéogrammes qui apparaissent en blanc sur un fond noir. Enfin les bouteilles en plastiques banales et un peu bosselées jurent avec la noblesse des matériaux traditionnels de la calligraphie, l’encre de Chine, le papier de riz et l’élégance de l’ensemble.
Cette œuvre porte aussi un message fort quant à la situation politique de la Chine, en particulier culturelle. Le texte révélé, Le Classique des Mille caractères (Qianziwen), est un poème classique de la littérature chinoise, où chaque caractère n’est utilisé qu’une seule fois. Ce poème est utilisé depuis le VIème siècle pour l’enseignement de l’écriture aux enfants. La tradition rapporte que c’est l’empereur Wu qui commanda ce poème à un lettré pour l’apprentissage du prince héritier. Mais la diffusion et l’apprentissage de ce texte sont interdits depuis la grande révolution culturelle prolétarienne orchestrée par Mao. Ce tabou est toujours en vigueur aujourd’hui et ce sont donc les parents de l’artiste, des lettrés, qui lui ont appris secrètement ce texte lorsqu’il était enfant. Au commencement de l’installation Black Paper,le texte est était invisible, inscrit en blanc sur blanc et c’est lentement qu’il est dévoilé par l’encre. Ce processus évoque la censure qui frappe ce texte. Le temps, nécessaire pour révéler le texte et les valeurs traditionnelles porte est peut-être un message d’espoir quant à la sauvegarde de ce patrimoine qui en danger.
Landscape Ink Ice 1A, et 1B 2004-2005 c-print,125x85cm, ed.10, courtesy ifa gallery
Qu’il s’agisse de performances, d’installations ou de photographies, Dai Gangyu utilise l’encre comme médium central de son œuvre ; elle symbolise pour lui la culture de son pays, et cette évocation me semble particulièrement sensible dans ses photographies Landscapes Ink qui étaient aussi exposées au Grand Palais.
Dai Gangyu a peint sur la surface glacée d’un lac en Allemagne deux idéogrammes liés à la notion de paysage en Chine Shanshui (montagne et eau). Figée par le froid la calligraphie s’inscrit avec précision dans la glace, puis avec le redoux du printemps celle-ci se dissipe, jusqu’à perdre sa forme initiale. L’artiste photographie cette performance à différents moments immortalisant ainsi la dissolution de l’encre et du savoir qu’elle porte, savoir perfusé d’ailleurs dans l’œuvre précédente, comme on perfuserait un malade. Il questionne là encore la perte de la culture chinoise, le temps est aussi convoqué dans cette œuvre, mais cette fois il est destructeur, et emporte avec lui les ultimes signes de la culture traditionnelle chinoise. Ces photographies peuvent être regardées comme des vanités, rappelant qu’au delà de la disparition de chaque l’individu – disparition qui paraît plus « acceptable » puisqu’elle est inévitable, c’est la disparition de la culture traditionnelle qui est en jeu. L’encre de Chine, réputée indélébile, ordinairement médium de l’inscription de l’Histoire et de la culture est impuissante devant la menace de la disparition de cette culture, perte beaucoup moins acceptable certainement car elle pourrait (devrait ?) être évitée.
Cette comparaison avec le genre éminemment traditionnel de l’art occidental qu’est la vanité m’amène à évoquer un autre genre traditionnel, cette fois de l’art chinois, le paysage. Comme on l’a vu dans son installation Black Paper ou dans ses paysages photographiés Dai Gangyu tente de retrouver les racines de l’art traditionnel au moyen de sa pratique contemporaine. Les Landscape(s) Ice constituent une métaphore poétique du paysage en constante évolution. Le paysage peint à l’encre de chine, apparaît très tôt dans la culture chinoise, dès le IVème siècle après JC – alors qu’il faut attendre la Renaissance pour qu’il fasse ses premières apparitions dans l’art occidental, est encore pas en tant que genre autonome. Considéré comme la quintessence de l’art chinois, il est pratiqué par les lettrés, et associe toujours des inscriptions qui évoquent l’harmonie entre le monde et l’Homme. Dai Gangyu se réapproprie donc ce lien entre la calligraphie le paysage. Ces photographies, qui mettent en scène les caractères chinois sur un lac gelé, dans une région montagneuse, semblent proposer une explication littérale du terme Shanshui qui signifie paysage par l’assemblage des idéogrammes montagnes et eau.
C’est certainement l’engagement de cet artiste qu’il sait transcrire dans une grande poésie qui m’a touché. Il résonne pour moi comme une lointaine évocation des enjeux politiques et culturels auxquels est confronté le peuple chinois.
Une exposition personnelle de Dai Gangyu est visible actuellement à Bruxelles.
Diluted shadows
@ ifa gallery • brussels Dai Guangyu,
5 avril – 8 juin 2014
Au sujet de l’art contemporain chinois,
Le travail étourdissant de Ai Weiwei dont un récent documentaire disponible sur Arte créative jusqu’au 2 mai.
Un article au sujet de la censure en Chine : La censure selon Zhang Dali, artiste chinois, 23 mai 2013 par CLAUDE HUDELOT